Mes chers enfants,
C’est toujours, croyez-moi, avec une profonde émotion que chaque année, je reviens au pays de Fribourg. Je sais le chaleureux accueil que m’y réserve votre chère cité où veille mon antique cathédrale. Je sais aussi que parmi vous, nombreux, oui fort nombreux sont les enfants pieux et sages que j’aurai à récompenser – et mon cœur tressaille d’allégresse …
Et puis, je vais vous faire une confidence – mais à vous seuls, mer chers enfants, - mon petit âne raffole de parcourir le dédale de vos rues en fête ; il se sait vaillamment escorté par les étudiants du collège Saint-Michel qui le comblent de caresses et de friandises … et la bonne bête n’en revient pas : tant d’attentions et d’amabilités l’émeuvent, et si par impossible l’ennui avait accès au Paradis, nul doute qu’on y surprendrait alors mon brave bourriquet trompant la longueur du temps à la façon d’un écolier impatient d’atteindre les vacances. Lui aussi aurait son calendrier où, de semaine en semaine, il tiendrait un compte minutieux des jours, puis des heures qui le sépareraient encore de cette féerique soirée …
Quant à moi-même, mes chers enfants, si j’éprouve une profonde joie à retrouver le délicieux bruissement de vos voix argentines, à voir se refléter dans vos yeux tant de sagesse et de candeur, que par instant je me croirais encore au ciel au milieu de mes angelots, je me félicite aussi du dévouement exquis dont font preuve vos grands frères pour me conduire en triomphale procession, du collège où je fais halte, jusqu’au porche de ma cathédrale.
Ah ! certes à la clarté des torches, au rythme lent des tambours et des fifres, malgré ma vue qui a faibli énormément, je marche d’un pas mieux affermi …, surtout je suis assuré de ne pas m’égarer dans ma chère ville de Fribourg que je connaissais naguère fort exactement, mais qui, débordant de plus en plus son enceinte moyenâgeuse, me présente à chacune de mes visites quelques agglomérations nouvelles de villas ou de chalets, là où jadis je ne voyais que des prairies et des champs. On creuse devant la grand’poste, on bâtit devant la gare, au Schoenberg et au Jura ; un peu partout, on a dressé des pylônes rouges ou gris ; maintenant on tend un réseau de fils aériens et l’on m’assure que l’an prochain je croiserai des trolleybus souples et silencieux.
Quelle fièvre de nouveauté !... Et même le pays de Fribourg - que je croyais pourtant connaître comme le fond de ma poche - me réserve des surprises. Tenez, pas plus tard que hier dans la soirée, j’ai vécu une aventure bien nouvelle pour moi.
Je revenais de cet Orient lointain où je m’en étais allé, comme chaque hiver, visiter Myre et mon antique diocèse. Déjà de grand matin j’avais dévalé au trot de mon vaillant petit âne les pentes enneigées des Alpes, je me croyais enfin à la dernière étape du bien long voyage qui me conduit à Fribourg, lorsqu’aux premières heures de la nuit, je fus surpris de côtoyer un lac magnifique et sinueux aux eaux étrangement paisibles. La lune s’y réfléchissait dans un scintillement de paillettes d’or. Quel ravissant spectacle, mais aussi quel douloureux étonnement : Bon, me dis-je, avec un mouvement de dépit que je réprimai aussitôt, voici que, pour la première fois dans ma longue existence, je me suis sérieusement fourvoyé : sans doute, le brouillard qui régnait sur les sommets m’aura fait prendre un chemin trop à droite, car, selon toute apparence, me voici sur les bords d’un lac qui doit être celui des Quatre-Cantons, et certainement j’approche de Lucerne ! Mon esprit en peine supputait déjà les heures de retard et le surcroît de fatigue que m’occasionnait ma fâcheuse méprise, lorsque je m’entendis héler en bon patois de l’Intyamon, et mon âne aussitôt de dresser les oreilles … C’était un robuste armailli qui, devinant ma surprise ou mon embarras m’invitait à monter sur une barque qu’il pilotait avec autant d’habileté que s’il était né marin. J’ai accepté son offre et j’eus tout le temps d’admirer ce que je ne craindrai pas d’appeler la huitième merveille du monde : le lac de la Gruyère et son barrage de Rossens !
Et tandis que, silencieux, le frêle esquif glissait sur les flots paisibles, je me pris à rêver… Ce lac, qui semblait absorber en lui-même toutes les étoiles de la voûte du ciel et tous les noirs sapins des montagnes voisines, ce lac - dont les eaux laborieuses, à ce que m’affirma mon pilote, fournissent lumière et chaleur à tout le pays de Fribourg - oui, ce lac avec toutes ses splendeurs disparut bientôt à mes yeux, et ce furent toutes vos jeunes frimousses, mes chers enfants, qui surgirent alors dans mon rêve et le peuplèrent… Et je me disais que vous aussi, lorsque vous êtes pieux et bien gentils, vous enfermez en vous-mêmes, dans votre cœur, toutes les richesses du Paradis et que pour le Bon-Dieu et pour tous ses anges, pour vos chers parents, pour vos maîtres et vos camarades, vous devenez une source de joie chaude et lumineuse.
Oui, mes chers enfants, n’oubliez jamais vos bons parents, et par votre gentillesse et votre obéissance, par votre franchise et votre application au travail, montrez-leur chaque jour combien vous les aimez de tout votre cœur. Car avez-vous déjà ouvert les yeux sur leurs peines et leurs soucis, ces peines et ces soucis qu’ils acceptent et portent pour vous ? Avez-vous jeté quelques regards pleins d’amour sur le labeur de votre papa, qui souvent plus tôt levé que vous, chaque jour ouvrable gagne le bureau, l’usine ou le chantier où l’attend une tâche toujours ardue ? Avez-vous remarqué qu’il n’a pas, durant l’année, des vacances aussi longues que celles dont vous jouissez ? Alors quand il rentrera le soir fatigué, ayez la délicatesse de quitter vos jeux bruyants pour lui permettre de se reposer.
Et votre bonne maman qui égrène toute sa longue journée en des besognes si diverses pour préparer vos repas, nettoyer vos habits et votre linge, réparer vos bas et vos chaussettes et qui, toujours infatigable, tandis que vous-même vous dormez, prend encore le soir sur ses heures de sommeil pour vous tricoter quelques pullovers de laine, oui, votre maman, elle aussi, mérite votre affection et une affection bien réelle qui se traduise, non seulement par des caresses ou des gentilles paroles, mais par ces actes qui sont avant tout des sacrifices : une obéissance prompte et joyeuse.
Oui, mes chers enfants, efforcez-vous de devenir chaque jour meilleurs : plus obéissants, plus respectueux, plus polis et plus studieux aussi. Cette année, je sais qu’il y a encore parmi vous quelques fillettes boudeuses, quelques petits garçons menteurs et paresseux. Avant mon départ du ciel, saint Pierre me les a signalés expressément et je pourrais les faire connaître ici-même par leurs noms et prénoms devant tous ces parents qui m’écoutent ! mais je veux leur épargner cette honte ; du reste, ils regrettent aujourd’hui leurs fautes, et, tout bas dans leur cœur, ils ont promis de se corriger de leurs vilains défauts. J’accepte leur repentir et leur résolution de bien faire, je les bénis. Comme je vous bénis tous, mes chers enfants, vous et vos chers parents, et toute ma bonne ville de Fribourg !
Saint-Nicolas 1948 : Auguste Barras (dit : Asina)
Commentaires de Louis Dietrich:
La construction du barrage de Rossens est terminée. Un nouveau lac s’est formé en Basse-Gruyère. C’est l’occasion d’imaginer un chemin original pour amener Saint Nicolas à Fribourg, en rappelant qu’il est aussi le patron des matelots. Son escorte se transforme avec bonheur en très charmants marins d’eau douce.
Le geste de Saint Nicolas brandissant son lorgnon avec l’élégance d’une dame anglaise buvant son thé, témoigne qu’il doit chercher son chemin dans un paysage insolite. L’artiste en profite pour dessiner, dans la manière où il excelle, le site de l'île d'Ogoz, avec son château et sa chapelle. N’a-t-il pas illustré les livres des Légendes de la Gruyère de multiples dessins de cette veine? Dans la série des cartes, il signe ainsi l’une de ses plus belles réussites.